Historique de l’Association Française pour l’Hommage aux Gardiens de la Vie et de la Clairière des Justes à Thonon-les-Bains, Mémorial National
A la fin de l’année 1995, se déroule à Paris, au Consistoire Central une réunion de son Conseil d’Administration, présidée par Jean KAHN.
Jean KAHN, issu du judaïsme alsacien, a été Président du CRIF (en 1989), et s’est résolument engagé dans la lutte contre le négationnisme. De 1991 à 1996, il est à la tête du Congrès Juif Européen. En 1995, il est élu Président du Consistoire Central de France.
Gérard BLUM, industriel, Nancéen de souche, est très engagé au service de la Communauté Juive. Il devient Vice-Président du Consistoire Central de France, et en préside également la Commission Culturelle.
Avec Gérard BLUM dont il est proche, Jean KAHN estime qu’il revient au Consistoire, de façon urgente, de créer un lieu et un événement de portée nationale pour faire connaître les Justes et en perpétuer la mémoire.
C’est dans cette double perspective qu’est fondée en Juillet 1996, « l’Association des Gardiens de la Vie », présidée par Gérard BLUM. Mais, comme son objet principal sont les Justes et leur mémoire, le Comité Français pour Yad Vashem, représenté par son Président Samuel Pisar, demande à la toute nouvelle association de changer de nom et de modifier ses statuts, de façon à indiquer clairement qu’elle bornerait son action à recenser les « Justes », déjà proclamés à Jérusalem, ou bien à constituer des dossiers de postulants, qui seraient ensuite soumis aux procédures habituelles de Yad Vashem, de Paris à Jérusalem.
L’Association mise en place par le Consistoire prend alors le nom d’Association Française pour l’Hommage aux Justes parmi les Nations, dénomination nouvelle publiée au J.O. du 19 mars 1997, en même temps que les articles statutaires modifiés. Elle en sera le maître d’œuvre, le Consistoire en étant le maître d’ouvrage et le domicile. Son but principal est ainsi énoncé (extrait des statuts déposés) : « Ladite Association souhaite honorer publiquement ceux et celles qui ont sauvé ou participé au sauvetage des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale (1940-1944), que ce soit en France ou dans les territoires placés sous son administration. »
Jean Kahn et Gérard Blum décident la création d’un Mémorial National.
Gérard Blum choisira Jean-Marie Pouplain, Chercheur-Associé à l’Institut du Temps Présent (IHT-CNRS), pour assurer la partie historique et l’élaboration des dossiers en vue de l’attribution des Titres de Gardiens de la Vie.
Gérard Blum assurera la présidence de l’Association Française pour l’Hommage aux Justes jusqu’à son décès en octobre 2002.
Roger Palatchi lui succédera et, en 2003, afin d’éviter tout risque de confusion avec l’action de Yad Vashem, il fera adopter une nouvelle dénomination : « Association Française pour l’Hommage de la Communauté Juive de France aux Gardiens de la Vie ». La modification des statuts est ainsi formulée :
Article 2 : « L’Association souhaite honorer du Titre de “Gardien de la Vie” toute personne, juive ou non juive, ayant hébergé ou apporté une aide substantielle à tous ceux qui étaient victimes de la persécution antisémite conduite par l’État français sous le regard des autorités nazies. Elle nommera “Gardiens de la Vie” des personnes dont l’action salvatrice n’est pas contestable, mais qui ne répondent pas toujours aux critères spécifiques exigés par l’Institution de Yad Vashem pour l’obtention de la Médaille des Justes ».
Ainsi que l’exprime le professeur Bernard Delpal dans sa contribution à l’ouvrage collectif « Survie des Juifs d’Europe » :
« À voir de près les contenus des dossiers de “Gardiens”, il apparaît que la commission d’admission a privilégié d’abord les juifs, mais également des groupes, et des communautés non juives (comme l’Abbaye trappiste de Tamié, les Sœurs dominicaines des Tourelles à Montpellier [décision du 30 mai 2002] ou des villages [comme Vieille-Tursan et Saint-Loubouer dans les Landes]. Il arrive relativement fréquemment que des dossiers, après avoir été acceptés par Yad Vashem France, soient refusés à Jérusalem. En ce cas, une sorte d’entente s’établit entre Richard Prasquier, Président de Yad Vashem France, et Roger Palatchi, Président de l’Association des Gardiens de la Vie, pour offrir une seconde chance aux dossiers. Ce fut le cas de Marcel et Marguerite Légaut, deux grandes figures spirituelles du catholicisme de la période. »
Fin 2021, 210 dossiers ont abouti à la reconnaissance de près de 269 “Gardiens” [pour tenir compte des quelque 60 couples distingués] auxquels il faut ajouter 60 rabbins.
“Pour l’historien”, poursuit Bernard, “ce moment d’histoire est fort riche, car il permet d’aborder plusieurs thèmes de grand intérêt, comme les liens entre résistance et sauvetage, entre organisations et personnalités juives et non-juives, ou encore remémoration, commémoration, entreprise de mémoire, degré de judéité, séquences successives de ces constructions, rapport au territoire [national ? haut-savoyard ? franco-suisse ?]. D’une certaine manière, l’initiative des ‘Gardiens de la Vie’, en introduisant une complémentarité avec le concept des ‘Justes’ défini par Yad Vashem, suggère une sorte de déconstruction d’un concept qui s’est peu à peu imposé aux historiens. Et c’est bien l’histoire des ‘Justes’ et du sauvetage, y compris à travers celle des ‘Gardiens’ qui aura progressé depuis une quinzaine d’années.”
En conclusion : nous connaissons tous Yad Vashem et le Titre de Juste qui est décerné au nom de l’État d’Israël par Yad Vashem afin d’honorer “les Justes parmi les Nations qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs” durant la Shoah.
Cette distinction n’est attribuée qu’à des non-juifs. Comment honorer les actions similaires réalisées par des Juifs en France ? “L’Association française pour l’Hommage de la Communauté Juive de France aux Gardiens de la Vie” répond à ce besoin.
Au décès de Roger Palatchi en septembre 2014, Jean-Bernard Lemmel devient Président de l’Association pour l’Hommage aux Gardiens de la Vie.
Né le 21 mai 1946 à Strasbourg, de parents Alsaciens, il quitte sa ville natale en 1968 pour Besançon où il poursuit ses études de médecine et se spécialise en psychiatrie. Arrivé en Haute-Savoie avec son épouse Dany en 1975, il dirige bientôt le service de psychiatrie de l’Hôpital de Thonon-les-Bains et dans ce contexte, crée le service de pédopsychiatrie. Homme toujours préoccupé des plus fragiles, il était un praticien passionné par son travail.
C’est en 1994 qu’il préside aux destinées de l’Association Cultuelle Israélite d’Evian et du Chablais, une Communauté très petite dont il devient le point de rassemblement, le centre du cercle de la vie juive locale.
Il rejoint le Consistoire Régional Rhône-Alpes alors présidé par le regretté Roger Palatchi auquel il succèdera. C’est dans ce cadre qu’il intègre le Conseil du Consistoire Central de France et s’implique dans un ambitieux projet porté par Jean Kahn et Gérard Blum qui aboutira, en 1997, à la création de la Clairière des Justes dont il deviendra l’un des fondateurs. Toujours voué corps et âme à l’entretien et la transmission de la Mémoire, il deviendra l’âme de ce projet et saura lui donner prestige et rayonnement. Il prendra en 2014 la présidence de l’Association Française pour l’Hommage aux Justes et aux Gardiens de la Vie à laquelle il saura insuffler force et vigueur jusqu’à sa disparition en novembre 2022.
Figure emblématique au plan régional et national, Jean-Bernard Lemmel a œuvré tout au long de son existence dans l’intérêt collectif, tant dans le domaine professionnel que dans ses fonctions au sein du Judaïsme. Ses multiples responsabilités montrent son engagement pour les causes qui lui étaient chères et la capacité qu’il avait à entraîner avec lui celles et ceux qui partageaient cet engagement.
THONON-LES-BAINS, LA CLAIRIÈRE DES JUSTES,
LIEU DE MÉMOIRE NATIONAL
Dans un premier temps, l’Association prend contact avec la commune du Chambon-sur-Lignon, et lui propose de devenir ce “lieu national”, ce “mémorial” en l’honneur des Justes. Le refus du Chambon, après plusieurs rencontres sur place, encourage Jean-Bernard Lemmel, Président de la Communauté juive d’Évian et du Chablais, à intervenir et proposer une autre solution. Jean-Bernard Lemmel, médecin psychiatre à Thonon, est également administrateur au sein du Consistoire Central et, en raison de cette fonction, proche de Jean Kahn.
Il propose, pour accueillir le projet du Consistoire et de l’Association, la ville d’Évian, ville qui avait accueilli en 1938 la conférence initiée par F.D. Roosevelt, que la Suisse avait refusé de recevoir. Faute d’avoir trouvé un terrain à la fois central et assez étendu, [deux hectares requis à l’origine], les pourparlers s’engagent avec la ville de Thonon-les-Bains, sous-préfecture et ville thermale. Le Maire de Thonon, Jean Denais, élu le 23 juin 1995, adhère aussitôt au projet de réalisation dans sa ville.
Fin juin 1997, le projet est présenté au Conseil municipal de Thonon. Il répond à un triple objectif : placer l’homme et l’humanité en son centre, [par le moyen d’un monument sculpté], évoquer un lien étroit entre homme et nature, faire apparaître un contraste sensible entre le “sombre” et le “lumineux”.
Le dossier, présenté aux élus et partenaires, en ce début de l’été 1997, indique très précisément le lieu de l’installation, ses éléments constitutifs, les buts poursuivis, les principaux acteurs et partenaires. Le site retenu est celui d’un vaste terrain municipal de 33 hectares, issu, depuis 1976, du domaine de Ripaille [110 hectares]. Il borde le lac Léman, au nord-est de la ville. Ce domaine, classé, clos par une haute muraille, appartient à la famille Necker. Il comprend le château de Ripaille, construit au XVe siècle par le premier Duc de Savoie, Amédée VIII, des vignes, une forêt de 53 hectares. La partie devenue publique comprend une forêt ancienne, et un arboretum [ou plutôt sylvetum] géré par les services de la ville, en partenariat avec la DREAL [Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement], l’ONF [Office national des Forêts] et le ministère de l’Environnement. C’est à proximité de cet arboretum qu’est créée la “Clairière des Justes”, dans un écrin d’arbres choisis avec soin, au nombre de 70, pour évoquer les 70 nations justes évoquées par la Bible. Il a fallu, au cours de l’été 1997, renoncer au projet initial qui prévoyait de planter 230 arbres, autant que de communautés juives françaises.
L’arbre est à la fois “Arbre de vie” [sens religieux], acte d’espérance dans l’avenir [sens philosophique], lien entre l’homme et la nature, dans un sens écologique. Voici un extrait du chapitre “l’arbre, force de vie”, tiré de la brochure éditée en 2001 pour présenter la réalisation : “Au cœur de la forêt ancestrale du domaine de Ripaille, à Thonon-les-Bains, jaillit, comme une respiration vers le ciel, un puits de lumière et d’espoir, le Mémorial des Justes. L’œuvre, hautement symbolique, s’élève au sein d’une clairière, havre de paix, protégée par les bras amis de 70 arbres originaires des cinq continents de la Terre nourricière, essences introduites en France pour certaines depuis des siècles. Arbres, à l’image des 70 nations justes évoquées par la Bible. Être vivant, élément essentiel à l’équilibre de notre planète, l’arbre est partie intégrante de notre histoire et de notre avenir. Par la délicate alchimie qui s’opère en lui, il nous aide à vivre et à survivre. Un hectare de forêt dégage en un an le volume d’oxygène nécessaire à la respiration d’un homme durant un quart de siècle. À travers l’arbre, fascinante force d’énergie et de longévité, l’homme d’aujourd’hui adresse aux générations de demain un message d’espoir, de tolérance, d’échange, d’amitié et d’amour entre les peuples et les cultures”.
La sculpture qui va être placée au cœur de la clairière est confiée à un très jeune Thononais [19 ans], Nicholas Moscovitz. Lui-même décrit ainsi la sculpture : “Les Justes’ sont trois silhouettes tenant le cœur et se voulant anonymes, sans distinction de sexe, de race ou de nationalité […]. Au fur et à mesure de la position du soleil, les Justes du monument recevront tour à tour la réverbération dorée du cœur, les rayons allant également éclairer les frondaisons des arbres de la forêt, telle une lueur d’or pur dans l’obscurité. Le cœur doré, point lumineux, appelle le regard. Le promeneur dans la sombre et magnifique forêt de Ripaille sera interpellé par la lumière. La sculpture donnera une impression de vie à travers la lumière […] La sphère symbolise le monde, la planète, l’humanité.”
INAUGURATION DE LA CLAIRIÈRE DES JUSTES
2 NOVEMBRE 1997 A THONON-LES-BAINS
Dans les dossiers de presse, l’évènement est ainsi présenté : “Sous l’égide du Consistoire Central, Union des Communautés Juives de France, l’Association Française pour l’Hommage aux Justes parmi les Nations rend hommage aux Justes de France à Thonon-les-Bains.”
Le Président de la République, Jacques Chirac, est représenté par le Préfet de Haute-Savoie. Le ruban inaugural est coupé par Catherine Trautmann, Ministre de la Culture et de la Communication.
Le message présidentiel s’inscrit dans la continuité de celui de 1995 au Vél’ d’Hiv’ : “Il y a deux ans, j’ai tenu à reconnaître solennellement la responsabilité de l’État français dans l’arrestation et la déportation de milliers et de milliers de Juifs”. Puis le Président de la République rend hommage aux Justes : “Ces femmes et ces hommes de toutes conditions, de toutes religions, ces ‘Justes parmi les Nations’ nous ne les oublierons jamais.”
Les personnalités juives présentes, outre Jean Kahn et Gérard Blum, comptent entre autres : Avner Shalev, Directeur de Yad Vashem [Jérusalem], Samuel Pisar, Président du Comité français pour Yad Vashem, Avi Pazner, ambassadeur d’Israël en France, Joseph Sitruk, Grand Rabbin de France. Leur présence est précieuse pour l’Association qui est à l’origine de l’événement thononais devenu évènement national ce 2 novembre 1997.
Trois mille personnes, venues de toute la France, assistent à la cérémonie. Au moment où les Justes, assistés chacun d’un jeune juif, entrent dans la clairière pour planter les arbres, une grande émotion saisit l’assemblée et un silence absolu s’installe.
Seul le son émouvant du Kaddish de Ravel et du Kol Nidre de Max Bruch interprétés par Enrique Danowicz, accompagné de ses élèves, le violoniste Christian Danowicz et l’altiste Robin Lemmel, accompagne le geste créateur du Mémorial.